Au début des 70’s, Guy Bourdin réalisait pour Vogue les premières images de choucroutes, cornets de glaces et têtes de veau avec des top-modèles. Depuis, tout le monde l’imite sans lui arriver à la cheville. Grand Seigneur vous raconte pourquoi…
Parti la même année que Serge Gainsbourg (1991), sûrement avec les mêmes images en tête, femmes pulpeuses, morts brutales et distorsions à la Lewis Carroll qu’ils adoraient tous les deux, Guy Bourdin est resté pour beaucoup comme l’ancêtre malgré lui du « porno chic », alors qu’une récente exposition parisienne (et aujourd’hui sarde) révèle un tout autre aspect du personnage. En mêlant la cuisine et la mode, deux domaines qui le mettaient visiblement très en appétit, il a d’abord été le précurseur de ce qu’on appelle aujourd’hui la « fashion food », mariage visuel des produits de terroirs et des codes de la haute couture qui égayent désormais les grands magasins de luxe (Harrod’s, Hédiard) ou les campagnes de pub Dolce & Gabbana. Sauf que lui savait s’y prendre…
DE LA VIANDE SUR LES CUISSES
Elevé à la fin des 40’s dans le bouclard parisien de ses grands-parents, la Brasserie Bourdin, le jeune Guy voit passer des clientes et des plats dans une sorte d’opéra-bouffe qu’il croque sur des nappes en papier. Très tôt, il se réfugie de l’autre côté du miroir sans tain dans les pas ensorceleurs d’Alice au pays des merveilles qui a, comme chacun sait, un sacré penchant pour la cuisine évolutive (le célèbre flacon du Lapin Blanc au goût de dinde rôtie, ndlr). Toujours très inspiré, et furieusement créatif, se gavant une fois adulte de puissants somnifères pour rêver ses images avec encore plus d’intensité et tout noter au réveil, cet agitateur de la photo de mode (et de publicité) développe rapidement des aspects plus sombres. Comme tout le monde, me direz-vous ? Sauf que ce grand voyeur et fétichiste de génie pouvait aller jusqu’à frotter de la viande sur les cuisses d’un mannequin cerné de chiens affamés pour la bonne réussite d’une image. Ou bien plonger la sublime Louise Despointes, la future fondatrice de City Models, dans un bain de peinture noire, sans la protéger (sa peau en est sortie toute émaillée), pour la couverture de Vogue France, dont il était le directeur artistique dans les années 70 aux côtés d’Edmonde Charles- Roux (prix Goncourt 1966 pour Oublier Palerme).
A POIL AU TRESOR PUBLIC
Une seconde mère que cette Edmonde (feu l’épouse de Gaston Deferre), sans doute plus apte que la première – qui l’avait abandonné enfant – à canaliser ses pulsions créatrices et souvent terriblement destructrices. C’est sans doute ce rejet de sa mère biologique, dont il refusait de prendre les rares appels au téléphone, qui aura guidé l’art de Bourdin, comme sa boulimie de conquêtes amoureuses à l’âge pré-Tinderien. « Il a toujours été l’artiste manqué, déclarera Edmonde Charles-Roux, je pense que le plus grand choc de sa vie a été de réaliser qu’il ne serait jamais autre chose qu’un photographe. Et ça n’a fait qu’empirer… » Déclinant mais trépidant, Guy Bourdin qui n’a en réalité jamais cessé d’avoir le gourdin pour les surréalistes (Picabia, Duchamp, Magritte), comme en témoignent ses célèbres images de « walking legs », shootées en 1979 pour le chausseur Charles Jourdan ou ses dernières campagnes pour le couturier Gianni Versace. Débarquant tantôt à l’Assemblée Nationale à dos de chameau (en pleine guerre d’Algerie) ou à poil au Trésor public (dont il traitait les fonctionnaires de nazis), ce Man Ray du Ier arrondissement (il vivait rue du Pélican, près du Louvre) qui avait fait le tour d’Angleterre en Cadillac avec son fils Samuel (alors âgé de 12 ans) et soixante paires de chaussures dans le coffre, était aussi « haut en couleur » que ses images à la Gauguin peuplant désormais l’inconscient collectif. Ce « Grand Seigneur » de la pellicule Kodak serait-il également le premier des grands photographes culinaires de mode ? Beaucoup le pensent, à l’instar de ses héritiers Nick Knight ou David La Chapelle (qui ne cessera de copier le maître avec des burgers et des bonbons géants). Mais pour le célèbre parfumeur Serge Lutens qui travaillait à ses côtés au milieu des années 60, la passion de Bourdin pour l’image de cuisine relève, comme souvent, de la psychanalyse : « Guy profitait de Vogue pour faire une sorte de thérapie personnelle, toutes ses obsessions étaient là, sous ses yeux, rendues possibles par son métier. » Même Madonna, qui adorait son travail au point d’en plagier une bonne grosse louche dans le clip Hollywood (réalisé par Jean-Baptiste Mondino en 2003), n’en menait pas large : « Ses images sont si malades et intéressantes à la fois. Voyez le regard sur le visage de ses modèles, ils sont vraiment bizarres. »
SAUCISSES DE STRASBOURG
A l’heure où toute forme d’extravagance est visée par huissier, une telle oeuvre débridée aurait d’ailleurs du mal à voir le jour. Ses deux top models alanguis dans un plat de choucroute, léchant des saucisses de Strasbourg avec les dents comme si c’était les onze mille verges d’Apollinaire, provoqueraient à coup sûr un déluge de plaintes féministes. Idem pour son « pistil-téton » et la fille au cordon de téléphone entre les cuisses ou cette pochette du chanteur soul Boz Scaggs avec un top model en train d’uriner. Ou même ce projet fou qu’il avait de photographier des macchabées toutes les semaines (pour en fixer la décomposition sur pellicule), sa tyrannie légendaire sur les prises de vue, digne d’un vrai Néron (il a manqué d’asphyxier des mannequins en les recouvrant de perles, fait poser pendant des heures trois filles entassées les unes sur les autres, etc.). Aujourd’hui, face au tribunal, il prendrait perpète. Un vrai désastre. Tout comme le reste de sa vie privée (deux compagnes suicidées, une troisième accidentée, la prison évitée de justesse, une fin de carrière dans l’oubli, etc.). Suprême ironie ? Lui qui pouvait passer des heures sur le détail d’une image (il a tenté de repeindre l’océan avec de la teinture d’iode, fait maquiller des arbres en pleine nuit…), ne souhaitait pas que ses photos – conservées dans une simple boîte à chaussures – lui survivent ou fassent même l’objet d’une exposition, d’un livre ou d’un quelconque hommage (il refusera tous les prix, même ceux « fabriqués » par ses propres amis). Elles valent pourtant désormais des fortunes, continuent d’inspirer les plus grands noms de la photo, de la mode et de la cuisine (Yannick Alléno, Tom Ford, David Bailey) ainsi que des millions de foodistas sur Instagram qui croient faire de l’art en photographiant des harengs dans un sac à mains.
ROGNONS A LA NORMANDE
« Bourdin était comme un grand cuisinier, se souvient l’un de ses assistants, Icaro Kosak. Il réunissait les bons ingrédients d’une image pour un seul service, le temps d’une parution dans la presse, et voulait ensuite que tout parte à la poubelle comme les restes dans une assiette. » Ancien plongeur de la brasserie Lipp (Paris 6e), ce pionnier du « fill-in-flash » – technique de photos de jour au flash pour éclairer les zones d’ombres – aura visiblement nourri toute sa vie une fascination troublée pour les arts de la table et la cérémonie du repas, à la manière de Luis Bunuel (Le Charme discret de la bourgeoisie, 1972) ou même de Salvador Dali avec ses viandes sodomisées et ses friands aux grenouilles (Les Dîners de gala, 1973). Fin cordon bleu, passionné de fromages anglais (Stilton), pouvant couper un salami pendant des heures comme une sculpture tranchée pour de (rares) invités ou cuisiner des rognons à la normande pour sa dernière compagne (Martine Victoire), Guy Bourdin reste le premier et le dernier des grands photographes de mode à avoir fait d’une simple paire de cornets de glaces une œuvre d’art en bikini (photo page précédente) ou d’un étal de têtes de veau dans une boucherie une coiffe à la Arcimboldo. Alors qu’on lui avait juste demandé de photographier des chapeaux… « Il était dans la composition de ses images (qu’il testait au Polaroid, ndlr) comme un couturier observant le reflet d’une robe dans le miroir de son studio », disait de lui Alber Elbaz, l’ancien directeur artistique de Lanvin qui l’aimait tant. Remplacez la robe par un pot de Ketchup Heinz comme récemment le photographe Miles Aldridge (Vogue Italie), ou par un centre commercial comme Julia Kennedy (les pubs Cidade Jardim au Brésil), et vous verrez la différence entre le génie et ses sous-produits….
Texte : Guillaume Fédou (avec Gabin Smet)
Après avoir été exposées au Studio des Acacias à Paris (17e), les images de Guy Bourdin sont visibles à galerie Louise Alexander de Porto Cervo en Sardaigne. www.louise-alexander.com
Retrouvez l’intégralité de notre enquête sur Guy Bourdin dans Grand Seigneur # 6, en kiosques depuis Lundi.